Pourquoi l’idiot regarderait le ciel si le doigt s’avère plus intéressant ?

(Un texte écrit à l’occasion
de la sortie du
Chant du merle humain
pour actualitte.com, paru le 7 mars 2025)





J’ai remarqué que je cogite de moins en moins lorsque j’écris mes textes. Je me pose des questions et je rumine encore beaucoup, bien sûr, mais pas autant qu’avant et plutôt malgré moi. Peut-être est-ce dû au déclin naturel de mes capacités mentales – ou parce que j’ai pu constater que mes cogitations finissent généralement par mettre des bâtons dans les roues des phrases qui me courent dans la tête.

Je me rends compte aussi que cette évolution est liée à ma passion de plus en plus brûlante pour la « littérature de l’idiotie » – appellation hautement problématique, mais que je ne me laisserai pas confisquer pour le moment par le gendarme de l’esprit. Quoi de plus intrigant que la simplicité d’un personnage de Felisberto Hernández ? Quoi de plus réjouissant et radical que les aberrations d’un poème de Christophe Tarkos ? Quoi de plus perçant que l’ineptie d’une page de Clarice Lispector ? À l’heure où l’on a d’yeux que pour l’intelligence artificielle, j’aimerais parfois me laisser guider par la bêtise humaine, car je suis convaincu qu’elle est une voie royale pour attraper la vie.

Il y a quinze ans, lors d’un colloque portant sur les figures de l’idiot, Dalie Giroux a formulé les choses de manière cristalline. « Il y va dans l’idiotie d’un rapport au monde, d’un mode de connaissance, celui de ce qui se saisit sans médiation, ou à côté, ou avant la représentation, mais néanmoins dans une image, comme une image, dans un système d’images, dans le mouvement de sa propre imagination*. » Principe de base : « la posture de connaissance idiote prendrait pour acquis que la connaissance du monde peut être, et sans doute doit être, recommencée partout, tout le temps, par n’importe qui. »

C’est précisément cela que fait le « merle humain », ce drôle d’oiseau qui se recueille chaque jour chez lui, observe le monde qui tremble derrière les vitres et tient toutes sortes de discours sur les sujets les plus divers – la pluie, le vent, l’argent, le phénomène de la vision, la naissance de l’amour. À sa petite échelle, à sa manière bizarre et indécente, il recommence la connaissance, redéfinit les termes, et peu importe si ce qu’il dit confine au délire et s’il a lui-même toutes les apparences d’un mystique attardé, puisque son chant le raccorde au monde et aux êtres qui l’entourent.

Le merle humain cogite (mais de travers) et donc il est (perché, mais raccordé).

Pourquoi l’idiot regarderait le ciel si le doigt s’avère plus intéressant ?

Les phrases qui courent dans la tête ne courent pas sans raison. C’est pourquoi il est bon de les laisser se dégourdir les jambes.


* Dalie Giroux et Jean-Pierre Couture,
« Pour une épistémologie idiote ».
Je me suis permis d’écourter les phrases
pour cette reproduction écrite.