Extrait d'« En marge, entre parenthèses »,
un texte écrit pour le numéro 176 de la revue lendemains

(« L'Allemagne vue par des écrivains francophones contemporains »)





J’ai souvent l’impression de ne savoir parler des choses que par fragments. Lorsqu’il s’agit de les embrasser ou d’en tirer des conclusions, je deviens vite très maladroit. Je me rassure alors généralement en me disant que toute synthèse a quelque chose d’artificiel et que la vérité réside dans les petits morceaux. Tant pis si la quinzaine de paragraphes qui suivent ne forment pas un tout satisfaisant, s’ils ne coagulent pas. Je parlerai sans doute de ma relation à Berlin et à l’Allemagne en général avec plus de justesse en l’évoquant à travers des détails, quelques souvenirs, des anecdotes, sans trop chercher à prendre du recul et à porter sur elle une vue d’ensemble.

Quand je suis entré au collège, je n’avais pas spécialement envie d’apprendre ce que certains appellent la langue de Goethe (la périphrase est tellement lourde que je ne peux pas la laisser en romain). Ma mère m’a placé dans la classe d’allemand comme elle y avait placé mon grand frère avant moi pour une raison très stratégique : c’était la meilleure du collège, et elle pensait qu’ainsi les chances seraient plus minces d’y subir l’influence de mauvais éléments (l’établissement était classé comme Zone d’Éducation Prioritaire). Je n’ai pas un bon souvenir des premiers cours d’allemand (ni des suivants, d’ailleurs). Je me rappelle surtout une professeure âgée, sévère et squelettique qui nous faisait ânonner des listes de verbes irréguliers et les leçons un peu niaises du manuel Sag mal. Comme j’avais des bonnes notes, je crois qu’elle m’aimait bien. Mais je ne faisais que reprendre sans réfléchir les excellentes réponses des contrôles de mon frère, que je récupérais dans ses archives. J’aurais du mal à décrire le plaisir que j’éprouvais chaque fois en reconnaissant les questions dont j’avais mémorisé les réponses la veille au soir.

Quelques années plus tard, ma mère a de nouveau cherché à augmenter mes chances de réussite scolaire en m’imposant l’amitié d’un petit Allemand. Le courant n’est malheureusement pas très bien passé entre mon correspondant et moi, et ce non pas en raison d’un quelconque ressentiment de ma part ni de la fameuse barrière de la langue : j’étais simplement trop peu dégourdi en société pour relever un défi de ce genre. Je suis allé deux ou trois semaines chez lui, quelque part en périphérie de Berlin. Il me reste peu de souvenirs de ce tout premier séjour là-bas. Ce qui m’a le plus marqué, c’est que je ne comprenais rien aux horaires des repas et qu’un jour j’ai failli tomber d’inanition en attendant un déjeuner sans cesse repoussé à plus tard. L’année suivante, quand mon correspondant est venu à Paris, j’ai pu assister à une crise de mal du pays aiguë. Habitué qu’il était à vivre dans une maison spacieuse avec jardin, mon camarade ne pouvait pas ne pas succomber à un profond malaise en comprenant qu’il allait devoir cohabiter avec trois autres personnes (dont une plutôt peu liante) dans un deux-pièces à moitié rempli d’ouvrages poussiéreux, dans la langue de Molière par-dessus le marché. (…)