Textes extraits de Mon temps libre,
publié en janvier 2019 aux éditions Verdier








Tous les matins, c’est la même chose : je me réveille à moitié, j’appuie sur le bouton du téléphone et je regarde l’heure qui s’affiche à l’écran. Je reste encore un peu au lit, et puis lentement, péniblement, je me lève ou me soulève, je m’efforce de m’asseoir, je prends appui sur le matelas et j’escalade comme une petite falaise de vide jusqu’à me tenir verticalement. Ensuite, je vais ouvrir la porte qui donne sur le balcon et j’inspire l’air du dehors encore chargé d’humidité. S’il a plu et que le sol du balcon est mouillé, je reste à l’intérieur et me contente de regarder les plantes, les arbres, les façades et les toits debout contre l’encadrement de la porte. Sinon, je les passe en revue dehors, les mains posées sur le rebord en pierre. Je dis que je regarde ces choses, mais ce n’est pas tout à fait vrai : je suis tourné vers elles et mes pupilles reflètent de la lumière, des formes et des couleurs. À cette heure-là, à ce moment-là, la différence n’est pas très importante. Je les vois et m’en souviens, elles retombent à leur place, et moi aussi.



Vers cinq heures, ce matin, le téléphone a commencé à faire un bruit que je ne suis parvenu à identifier qu’au bout d’un long moment : une sorte de hululement têtu, irrégulier, qui voulait dire que la batterie était à plat. J’ai remis l’appareil sur son support et ouvert grand la porte du balcon. Dehors, tout était calme à part les hirondelles et un jeune couple dans le square qui avait l’air d’avoir passé la nuit à faire la fête. Ils parlaient et riaient presque sans bouger, assis l’un contre l’autre sur un cube de béton. Je n’ai pas pensé pouvoir me rendormir, alors j’ai enfilé un pantalon et une chemise et je suis sorti marcher un peu. Dans la lumière qui précède le lever du soleil, les choses me font toujours l’effet d’être plus réelles, plus vives. Je n’éprouve pas le besoin de former des opinions à leur sujet. J’ai regardé dans les vitrines du restaurant français qui a ouvert derrière l’immeuble, et juste en face, dans celles de la librairie d’art et du salon de coiffure : tout était impeccable, prêt pour le jour à venir. Sur la pelouse triangulaire devant la Volksbühne, j’ai vu trois petits arbustes en pot couchés ensemble, bien alignés, et dans une rue voisine, une rose trémière déracinée en travers du pare-brise d’une camionnette. Ensuite, je suis retourné devant l’immeuble et je me suis allongé dans l’herbe humide du square, à un jet de pierre du couple qui riait et parlait encore. Je me suis allongé, mais je n’ai pas dormi, je n’ai pas fermé les yeux. J’ai écouté attentivement pour vérifier s’il n’y avait pas en moi quelque chose qui voulait s’exprimer, mais non, il n’y avait rien, j’ai entendu seulement les rires et les exclamations du couple, les hirondelles, le passage des premières voitures, et j’ai fixé un point du ciel jusqu’à ce que tout s’efface et disparaisse autour de lui.



L’un des Spätis que je fréquente le plus se trouve dans la Wrangelstraße, près de Schlesisches Tor. Si je suis dans les parages et qu’il fait bon, je vais y acheter une bière et je m’installe devant, dos aux vitrines, sur l’un des bancs placés de chaque côté de la porte d’entrée. J’évite d’y aller trop tôt ou tard : plutôt à l’heure où la journée s’achève et où il est temps d’en faire une sorte de compte rendu mental, même s’il n’est pratiquement rien arrivé depuis le matin. Je décapsule ma bière et je regarde les gens passer, et les voitures, les arbres, les animaux, les gens dans les immeubles d’en face. Le Späti est tenu par un couple qui semble tout droit sorti d’un livre de Carson McCullers. L’un et l’autre sont obèses, impénétrables, et s’acquittent de leurs tâches sans avoir l’air d’y prêter attention, comme s’ils flottaient dans un monde parallèle – comme si la zone dans laquelle se trouvait leur Späti n’était pas tout à fait terrestre. Ils ont leurs propres chaises pliantes dehors, au milieu du trottoir, et viennent s’y asseoir à tour de rôle, pour ne rien faire, pour regarder, comme moi. On pourrait supposer qu’ils sont anesthésiés, qu’ils ont déjà tout vu, tout entendu, mais à la moindre perturbation, ils tournent la tête et ils observent. Les événements les plus infimes les intéressent : ils veulent savoir qui rit ou crie au coin de la rue, pourquoi telle femme marche en traînant les pieds, où va telle ambulance, si le nuage qui passe annonce la pluie ou s’il s’agit seulement d’un nuage égaré dans le ciel du soir. À quelques mètres de là, il y a un boulanger qui a lui aussi une chaise sur le trottoir. Il s’y installe le temps de fumer une cigarette et s’incline légèrement devant les passants qu’il connaît. Si un client se présente, il rentre chercher du pain pour lui. Mais ce n’est pas à proprement parler une boulangerie : ils font du pain et le vendent à ceux qui savent qu’on peut leur en acheter, c’est tout. Il n’y a rien d’affiché, pas de prix, aucune vitrine. Il suffit de s’approcher de la porte ouverte, de faire signe à l’un des employés à l’intérieur, et en l’échange d’une simple pièce, on se voit remettre un sac plastique orange avec un grand pain rond, chaud et moelleux, recouvert de graines de sésame. De temps en temps, une camionnette s’arrête devant l’entrée, et trente secondes plus tard, un employé y enfourne plusieurs piles de cageots. Ensuite, la camionnette repart et va livrer je ne sais quels restaurants. De l’autre côté de la rue, il y a un coiffeur turc pour hommes qui tourne autour de ses clients sous la lumière brutale d’au moins quarante tubes de néon. Et sur la gauche, un restaurant indien, New Friends. Le nom du restaurant clignote sur un panneau électronique, au-dessus de la porte : New Friends, New Friends… Il n’y a presque jamais personne à l’intérieur. Parfois, le patron sort téléphoner et il salue d’un geste de la main le boulanger ou le couple du Späti. Je ne ressens pas le besoin de regarder l’heure, je sais toujours exactement combien de temps je passe là, à relever toutes ces choses et d’autres en sirotant ma bière, comme si le fait d’avoir l’esprit ailleurs, distrait, me permettait de mesurer la durée avec la précision d’un mécanisme d’horloge. Il arrive que quelqu’un s’assoie à côté de moi, ou bien un couple, des gens du coin. Ils parlent, ils boivent une bière ou un jus de fruits, ils mangent une friandise, puis se lèvent et s’en vont. Il y a des gens pressés qui viennent acheter un pack de bières, du vin, du lait, et qui détalent en faisant tinter leur énorme trousseau de clés. Quand c’est le tour du mari d’aller tenir la caisse, sa femme apparaît sur le seuil, elle reste là quelques instants, comme si elle n’était pas certaine de vouloir le franchir, et puis lentement, inéluctablement, elle se dégage de l’emprise du Späti, elle glisse, elle va jusqu’à sa chaise et s’y affaisse en poussant un soupir. Et la voilà qui tourne la tête à gauche et à droite et qui absorbe les formes et les lumières, les bruits et les mouvements. Je lève les yeux et je regarde, mais je ne vois pas, j’écoute, mais n’entends pas. Une fois ma bière finie, je m’adosse à la vitre et j’attends tranquillement jusqu’à ce que quelque chose me dise qu’il est l’heure de partir, et alors j’obéis à cette chose, cette voix muette, et je me lève et rentre.



J’ai compris quelque chose : le temps s’écoule autour de moi, mais pas en moi. Tout au plus, il me frôle. Mon temps n’a rien à voir avec ce temps qui passe à l’extérieur. C’est un temps ralenti, ou engourdi, un temps un peu malade que j’émiette et qui tombe comme une neige lente, poudreuse. Aujourd’hui, par exemple, j’ai mis une heure et demie à prendre la décision d’ouvrir un compte bancaire, puis à peu près deux heures à choisir dans quelle banque, suite à quoi j’ai rempli un formulaire avec la précaution la plus extrême. Je le posterai peut-être demain, à moins que je ne change d’avis à ce sujet. Pourquoi ouvrir un compte en banque ? Pourquoi me lever avant onze heures ? Pourquoi sortir et apprendre à parler correctement la langue des gens d’ici ? Chaque jour apporte son lot de questions et plutôt que d’y répondre, je vaque à mes occupations habituelles, autrement dit, je réponds à d’autres questions, beaucoup plus simples. Au problème constitué par un temps chaud et sec, je réagis en arrosant les plantes. À la poussière qui s’accumule, je réplique par quelques coups de balai. À la faim et la soif, j’oppose des solutions diverses en fonction des boissons et de la nourriture disponibles, et ainsi de suite. Mes journées sont la somme d’une longue série de réponses à des problèmes de base. Le traitement des problèmes complexes est remis à plus tard. Mais à vrai dire, parfois, même les problèmes élémentaires me paralysent : je ne sais pas si j’ai faim, si j’ai suffisamment dormi, s’il est temps de balayer ou d’arroser les plantes. Et ainsi, les jours passent, et je travaille à peine, je lis et j’écris peu, la nuit arrive toujours plus vite. Sur le balcon, les géraniums produisent une quantité impressionnante de fleurs et les petits pois grandissent irrésistiblement, en s’agrippant à tout ce qu’ils trouvent, y compris à eux-mêmes. Lorsque leurs vrilles trouvent un support, elles s’y enroulent avec une frénésie étrange. Encore ni fleurs ni cosses, rien qu’une montée vertigineuse.



J’habite ici, d’ailleurs il y a mon nom en bas, il arrive même des lettres qui me sont adressées. Ce sont rarement des lettres intéressantes, mais je les ouvre toujours avec une attention spéciale. Voir mon nom imprimé sur une enveloppe que le facteur a pris la peine de glisser là, dans cette boîte en métal qui m’est attribuée, m’intrigue au plus haut point. L’autre jour, j’y ai trouvé une lettre vraiment concise, envoyée par une banque : ils m’informaient que je ne remplissais pas les conditions pour être client chez eux. Je n’arrive pas à me souvenir de la formule exacte, mais elle était limpide, irréfutable. Les conditions qu’ils mentionnaient n’étaient pas précisées. Je reçois aussi du courrier qui a toutes les apparences du courrier personnel, mais qui n’en est pas le moins du monde – des lettres trompeuses qu’il faut considérer avec prudence –, et puis, en fin de semaine, plusieurs brochures et dépliants avec des prix en gras suivis de points d’exclamation, et le journal local, qui donne à lire le compte-rendu des événements récents et le programme de ceux à venir. Mais hier, j’ai reçu un livre soigneusement protégé dans du carton épais. C’est un recueil très bien conçu, très beau, et composé d’histoires très courtes. Quand je l’ouvre et le lis, je suis souvent distrait par l’odeur de ses pages, une odeur d’imprimerie, ou de papier, tout simplement – un papier encore vierge, même s’il est recouvert de lettres, de mots tout noirs. Ces mots et ces tournures m’imprègnent et contaminent les mots et les tournures que j’emploie aujourd’hui, et je ne résiste pas, je les accueille très volontiers. Comme les histoires sont brèves, j’en viens toujours à bout, je ne m’interromps jamais avant la fin. Mais je m’arrête de lire toutes les quinze ou vingt pages : je pose le livre ouvert sur le matelas, je tourne la tête et je regarde par la fenêtre. Je lis et je regarde, je regarde et je lis, et les deux choses, parfois, n’en font plus qu’une, la rue se peuple de phrases, le texte s’accorde aux bruits qu’il y a dehors. Pendant une heure ou deux, je ne suis rien d’autre que ça, un œil, un va-et-vient, la surface enroulée d’un film sur lequel viennent s’impressionner toutes sortes de figures décousues, un corps tellement flexible et absorbé qu’il ressemble à une plante. Je ne ressens plus ni courbature, ni épuisement, ni fraîcheur, ni chaleur, et cette absence de sensations me plaît – sur le moment, je n’y réfléchis pas, mais je sais qu’elle me plaît –, à moins que ce soit une sensation aussi, la dernière sensation qui reste, la plus légère et persistante de toutes.