Premières pages des Deux dormeurs,
paru en mars 2023 aux éditions Verdier




Je n’ai pas grandi comme les autres. J’ai développé des bosses et des courbures spéciales. Je me suis retrouvé mal fait, en tout cas pas fait pour la même chose que les autres. Je dis « les autres » et « la même chose », « mal fait », « des bosses », ce sont des mots très vagues, on y entend ce qui nous chante, tout ça pourrait vouloir dire quelque chose ou ne rien vouloir dire, mais peu importe. Pour commencer je tenais à parler de manière générale et très pompeuse, plus tard je rentrerai dans les détails et j’écrirai les choses plus simplement. Je dirai A, puis B, puis C, dans l’ordre, et ça fera peut-être un beau roman comme ceux qu’on voit dans les vitrines des librairies, avec une recommandation attachée à la couverture. Mais je ne suis pas pressé de faire plus simple et de laisser tomber les généralités. Et puis je n’aime pas les romans. Je n’ai pas grandi comme les autres et je l’ai remarqué très tôt. Comme je ne savais pas comment faire pour approcher mes camarades, je me cachais à bonne distance, sous les tables, dans les coins, et je les regardais qui s’approchaient les uns des autres, qui jouaient, qui se faisaient plaisir. Je ne comprenais pas comment atteindre le plaisir avec tous ces petits prochains. Tout était en puissance, mais pas en acte. Par quoi l’acte était-il à ce point empêché ? Je les observais fasciné en ruminant toutes sortes d’idées difformes, de pensées tortueuses. Je tombais amoureux de loin aussi, bien sûr, toujours sans m’approcher. J’avais la fièvre à force de caresser de loin ces filles, de mes deux mains imaginaires.
 
Comment parler des choses plus simplement ? Comment parler des choses tout court, et d’ailleurs de quelles choses ? Je ne me souviens pas bien de ce que j’avais en tête quand j’ai commencé à écrire. J’ai dû avoir une bouffée délirante légère, comme cela m’arrive quelquefois, et croire approprié de m’exprimer de cette manière déclamatoire. À partir de maintenant il faudra éviter de glisser sur cette pente. La prochaine fois, laisser simplement le délire se dérouler tout seul, rester posé tranquille pendant que le délire s’élève et redescend, bien sage. Et par ailleurs ne plus mentir. J’ai menti par exemple en parlant des romans, ou bien disons que je n’ai pas dit toute la vérité, qui est que je ne les aime plus, que je ne peux plus les lire, mais autrefois j’en dévorais. Quelque chose s’est produit entretemps qui m’a éloigné d’eux (une chose, en voilà une). Depuis l’époque où je dévorais des romans beaucoup de choses se sont produites, et ces choses ont chacune à sa façon entraîné un repli particulier, ce qui fait qu’aujourd’hui je me sens éloigné de presque tout. J’ai l’impression que presque tout est loin, très loin, comme dans un autre monde, et j’en viens à penser qu’il y a deux mondes, le mien, de plus en plus aride, et l’autre, où se poursuivent toutes les histoires, où vivent toujours vraiment les animaux, où la musique est encore belle… Mais je me remets déjà à parler avec emphase et dans des termes horriblement abstraits, alors que je ne suis pas en proie au moindre délire. Ce ne sera pas facile, de lutter contre ces tendances que j’ai à faire des phrases bouffies et à mentir. Il faudrait que j’écrive au feutre indélébile sur le dos de mes mains les mots « franchise » et « spécificité » pour qu’ils s’agitent devant mes yeux la prochaine fois et m’évitent de glisser sur l’une ou l’autre pente. Je vais m’arrêter là pour aujourd’hui. Dans « feutre indélébile », il y a « débile ». Il faudra penser à en acheter un. La prochaine fois, je ne ferai plus d’annonce, je rentrerai dans le vif du sujet directement.
 
Je voulais dire une dernière chose. Je ne sais pas où ça pourra bien aller, tout ça. C’est ce que je voulais dire. Ce n’est pas la question, bien sûr, ça n’a pas d’importance. Il me suffit d’aller, d’aller, à pas tranquille, en faisant tout de même attention aux pentes glissantes, même s’il y a peut-être bien ici ou là des pentes un peu moins dangereuses que d’autres, je veux dire des pentes sur lesquelles il n’est pas si grave de glisser, je verrai bien. Peut-être qu’il y a des pentes sur lesquelles il est bon de glisser quelque temps. Tout ça est encore très abstrait, j’en suis douloureusement conscient. Si seulement je pouvais parler de pentes réelles, de neige, de sports d’hiver, de pistes de toutes les couleurs, voilà des pentes sur lesquelles il fait bon glisser, de toute manière ensuite le tire-fesses vous attend et vous glissez à contre-pente, on n’entend rien là-bas, la neige, les rires, à peine les petits grincements étouffés de la machinerie métallique, comme c’était bien d’avoir les fesses tirées vers les hauteurs et le soleil sans rien à faire ! Si seulement je pouvais raconter ça. Mais entretemps les choses se sont produites, ces choses que j’évoquais, et il y a eu toutes les coupures, et la distance est arrivée comme je disais. Il a fallu plisser les yeux pour voir un peu nettement, puis quel que soit le pli, l’effort, les yeux n’ont plus rien vu, alors je les ai ouverts grand et pour de bon j’ai accepté le flou autour de moi, cette brume épaisse où je me trouve encore maintenant. Quand se dissipera-t-elle ? C’est peut-être en partie à cause de mes lectures, de mes études, du temps passé penché sur les idées que les gens très intelligents exposent dans de gros livres. Ceux-là, il faut les chercher tout au fond des librairies et il n’y a pas de recommandation en couverture. Comme on est en démocratie, on peut les lire, mais ce n’est pas recommandé. Je me disais qu’à force de lire des choses intelligentes moi-même je finirais par l’être, intelligent, par contagion en quelque sorte. Mais il en est allé bien autrement, on le voit bien. Mais je ne voudrais pas non plus me discréditer. Je me trouve très intelligent parfois, j’ai de petites périodes de grande vivacité intellectuelle. Comme je ne m’en rends pas toujours compte sur le moment, je n’en tire pas nécessairement profit, mais au moins je peux dire que je me trouve dans la lumière de temps à autre, même si je la laisse rayonner pour rien. Mais voilà que je glisse encore sur la pente habituelle de l’abstraction, avec ce sale accent mystique en plus. Je jure que je ferai plus attention la prochaine fois.
 
Vraiment un seul dernier petit détail avant d’entrer dans le vif du sujet. Je voulais dire seulement cette fois qu’il fait beau aujourd’hui, que c’est une belle journée d’hiver, avec un ciel bleu pâle comme on en voit souvent en cette saison, ici, pas un nuage, une espèce de silence hivernal aussi qui pourrait se briser comme de la glace, il suffirait d’un coup léger par-ci, par-là, et le soleil, mon Dieu, je n’arrive pas à croire qu’il brille autant, pour rien, qu’il brûle d’ailleurs déjà autant pour rien depuis toutes ces années, ils disent plusieurs milliards et pour encore plusieurs milliards. Ils disent que le soleil est une naine jaune et que les gens réellement généreux sont ceux qui donnent sans y penser, c’est pourquoi le soleil de toutes les naines est la plus généreuse.