Nos Présidents
J’éprouve une grande clarté d’esprit. Nous sommes le huit avril de l’année deux mille vingt. Je ne suis pas sorti depuis dix jours. Ils disent qu’il ne faut pas sortir. Depuis dix jours, je n’ai vu le soleil qu’en fin d’après-midi, à peine une trentaine de minutes par jour, quand il s’installe avec toute sa lumière dans le petit canyon où se trouve mon appartement. J’ai bu des litres de café, et d’eau, et des litres d’alcool pour tomber de sommeil le soir. J’ai mangé presque tous les restes. J’ai fait couler des litres d’eau dans la cuisine pour la regarder cascader dans les assiettes, les bols, les verres. J’ai regardé les bulles qui remontaient à la surface en frôlant le dos des cuillères. J’ai regardé le ciel quand le soleil n’y était pas. J’ai regardé ce qu’ils disaient. Ils disent qu’il faut sauver des vies. Ils disent qu’il faut regarder la télévision. À la télévision, le Président a dit aux gens sur leurs balcons que c’était bien, il les a remerciés de bien vouloir rester à l’intérieur. La lumière du soleil tombait sur son visage levé vers les balcons. Elle brillait sur ses dents. Autour de lui il y avait des hommes grands et forts et le soleil tombait sur eux aussi, sur leurs costumes. Ils regardaient autour du Président. Le Président disait « Merci ! Merci à vous ! », et au-dessus les gens sur les balcons souriaient, applaudissaient. C’était peut-être la première fois qu’ils voyaient de leurs propres yeux un Président passer sur le trottoir, devant chez eux, qui leur faisait coucou et qui souriait. Moi, je n’ai jamais vu un Président. Mais je connais leurs noms, leurs dates, j’ai bien appris. Même sans télévision, je sais très bien qui sont nos Présidents. Nous les avons élus, dans l’isoloir. Je sais très bien comment glisser le nom du Président dans la petite enveloppe dans l’isoloir, comment glisser l’enveloppe dans l’urne, je le fais à chaque fois, et à chaque fois ensuite ils disent à la télévision qui est le Président. Je peux tenir encore dix jours, ensuite je sortirai pour faire des provisions et tenir plus longtemps. J’espère qu’il fera beau, qu’il y aura du soleil. Je remplirai l’attestation et je la montrerai aux policiers et je regarderai le soleil en face. Parmi nos Présidents, certains sont morts, d’autres sont encore vivants. Quand un Président meurt, il faut dire qu’il nous a quittés et se remémorer son nom. Ils disent à la télévision : « Le Président nous a quittés, la Nation est en deuil », et il y a une musique, et on voit les soldats. Nous avons eu des Présidents célèbres, et forts, mais tous finissent par nous quitter et nous les regrettons. Nous nous tenons sur nos balcons et nous pensons aux Présidents que nous avons élus dans l’isoloir, et qui sont morts parce qu’ils nous ont quittés. Nous regardons le ciel, notre petit canyon. Personne ne passe sur le trottoir. Le soleil s’est couché depuis longtemps. Quand il sera minuit la date sera le neuf avril, mais ça n’aura pas d’importance. Il faudra faire comme si c’était toujours le huit et il faudra dormir pour qu’au lever le neuf commence. Ils disent qu’il fera beau demain, le neuf. Je pense que le dix-huit je sortirai et j’achèterai les provisions pour tenir jusqu’au trente au moins. Mais j’ai le temps, j’ai le temps. Je sais. Ce soir, j’éprouve une grande clarté d’esprit.