On peut dire toutes sortes de choses en 5 000 signes, parler de presque tout. Même en 2 000 on peut, même en quelques centaines. C’est l’intérêt des signes. On peut parler de la couleur du ciel, d’une ville, d’une grève des éboueurs. Il me suffit de quelques signes, très peu, mais très heureux, pour dire qu’ici le ciel est enfin bleu et que Berlin est doux et beau, car après tous ces mois de froid pluvieux, de neige, de nuit américaine, il y a enfin, enfin, de la lumière, et le soleil réchauffe, et on peut voir partout des sortes de bourgeons, de pousses, on sent qu’il y a de grands changements dans l’air. Même les humains d’ici sourient, ce qui n’est pas vraiment habituel. On dirait qu’ils ne pensaient pas qu’il y aurait à nouveau des pousses et des oiseaux qui chantent, le printemps, le soleil. On dirait que ces phénomènes les rendent légers. Ils sont surpris, émus. Ils en oublieraient presque les poubelles débordantes, les guerres, les fins du monde, et les histoires de prix et de loyers qui grimpent, et tous les autres pourcentages qui tombent jour après jour, précis, cruels, irréfutables. Il y a encore un certain nombre de soucis qui rôdent, bien sûr, mais en raison des phénomènes, des signes de la nature, on fait comme s’il n’y en avait pas et pour disons dix jours, ou quinze, presque tous les soucis sont en suspens. Encore quelques informations avec mes signes, mais un peu plus précises. Le 2 avril, un peu avant 7 heures, le ciel en direction du nord a viré brusquement au mauve et deux avions à très haute altitude ont tracé patiemment une croix très fine, très blanche que le soleil levant a fait briller quelques secondes avant qu’elle disparaisse. Le lendemain, le 3, la probable future maire déchue de centre gauche et le probable futur maire de centre droit ont présenté leur contrat de coalition, qui vise entre autres choses à rattraper le retard désolant de la police locale en matière d’équipement et d’agressivité sur celles d’autres grandes villes d’Europe. J’ai remarqué que la probable future maire déchue sourit beaucoup sur les photos les plus récentes. Elle ne souriait pas autant lorsqu’elle était simplement maire et que le ciel était très bleu, très dégagé pour elle. Du 4 au 10, je crois qu’il n’est rien arrivé du tout, mais le matin du 11, à l’aube, de tout petits moineaux se sont mis à piailler de manière frénétique et déplaisante sur le rebord de la fenêtre de notre chambre, alors qu’il est notoire que ma compagne et moi ne dormons pas très bien ces derniers temps. N’aurait-il pas été plus rationnel et sympathique de s’installer un peu plus loin, sur le balcon, ou deux étages plus bas, à la fenêtre du voisin sourd ? Le 12, à 9h59, une conseillère municipale écologiste a lancé la première fausse bonne idée du jour en suggérant à ses concitoyens de dénoncer les conducteurs de voitures mal garées. Le monde serait plus simple, plus tendre, plus transparent si les idées de droite ne pouvaient naître que dans la tête des gens de droite. Le 13, une chroniqueuse du Berliner Zeitung a disserté de manière très joviale sur le vol tout récent de son vélo. En résumé, le vélo qui la veille était indéniablement là sur son palier ne l’était plus le lendemain, mais contre toute attente cet incident n’a pas fâché la journaliste qui nous révèle que le cyclisme, tout bien pesé, ne l’a jamais vraiment séduite. Du 14 au 18, il s’est passé beaucoup de choses dans quasiment tous les domaines de l’actualité, et donc pour éviter d’avoir une attitude partiale je n’en mentionnerai aucune. Le 19, hier, il a fait beau et chaud. C’était une belle journée ensoleillée, comme on en rêve au cœur de l’hiver. Les Berlinois de souche et d’adoption étaient dehors en masse et se pressaient les uns contre les autres, non pas pour demander la tête d’un chancelier ou pour défendre le droit à la paresse, mais pour paresser en pratique et oublier les chanceliers, les chancelières, les maires, les conseillers municipaux, et si possible aussi les chiffres, les pourcentages les plus désagréables. Ils faisaient comme si la police, l’hiver et le travail n’existaient plus, n’avaient au fond jamais réellement existé, et ils ne se dirigeaient ni à droite ni à gauche, mais simplement par-ci par-là sous le soleil, au hasard Balthazar, et même ils s’enlaçaient et s’embrassaient comme il n’est vraiment pas courant de les voir faire. Le 20, j’écris ces lignes et je relis les précédentes. Je dois me détourner résolument de l’actualité car il faut nettoyer tout ça, compter une dernière fois mes signes, me préparer surtout à la douleur de la séparation, qui est imminente. Dans l’affolement, je ne sais pas comment placer mon point final. Je deviens tout nerveux, émotionnel. Adieu, petit papier ! Amuse-toi bien avec tes camarades du jour ! Ne leur fais pas de l’ombre, mais ne te laisse pas trop marcher dessus non plus, même si les quelques nouvelles que tu apportes ne semblent pas particulièrement brûlantes. D’ailleurs, à quoi ressembleraient les événements sans leur envers, le calme plat ? Et puis n’est-ce pas dans l’absence de nouvelles que le feu couve et même que tout s’embrase, parfois ?