Les paysages du jour





L’appartement est un petit rectangle qui peut se partager en deux, on obtient en fermant la porte deux tout petits rectangles, c’est-à-dire des gommettes rectangulaires, la gommette « chambre » et la gommette « salon ». Tous les matins après le petit-déjeuner, nous procédons à l’attribution des gommettes, chacun je crois y trouve son compte, en tout cas le partage n’a pas entraîné la moindre tension jusqu’à présent, nous voulons éviter toute escalade en cette période de crise. Je dois avouer que c’est la gommette « chambre » qui a ma préférence. Elle est plus exiguë que la gommette « salon », mais son côté « tanière » me plaît, je m’y sens plus à l’aise. Une fois installés dans nos gommettes respectives, nous nous plongeons dans nos activités et non-activités, en ce qui me concerne ce sont plutôt celles-là, je veux dire ces dernières qui m’accaparent le plus. Je suis posé sur le fauteuil et je regarde la coque bleu ciel du vieil aspirateur rangé à deux pas devant moi, puis le rouleau de Scotch, puis les chewing-gums caféinés que je n’ai toujours pas osé goûter, puis la belle couverture du livre Bois et forêts de France, etc., l’un après l’autre les éléments de la chambre-tanière, l’ordre n’importe pas, ou plutôt il importe, mais sans être pour autant préférable à un autre. Que je m’engage dans cet enchaînement-ci ou cet enchaînement-là, je finis toujours par voir apparaître ce que j’appelle un « paysage du jour », qui n’est jamais semblable exactement à celui de la veille. Les spirales du cahier puis le chargeur du téléphone puis la manche de chemise de K. sur l’oreiller, puis le sac de couchage rangé là-haut, puis l’affiche enroulée, puis la valise… La lumière est dehors principalement, dans la cour, dans la ville, mais il s’en détache toujours une petite portion qui vient, qui se propage partout dans la gommette, les paysages du jour lui doivent beaucoup, bien sûr. Je suis posé sur le fauteuil, dos à la cour, face à l’aspirateur bleu ciel. À droite il y a le lit, à gauche le radiateur qui exhale à contrecœur sa chaleur poivrée, au-dessus le plafond, par-dessus la voisine dans sa gommette à elle (je me demande à quoi ressemblent ses paysages ?). Je suis posé sur le fauteuil et je dessine des yeux ma ligne d’horizon d’un élément à l’autre, de-ci, de-là, jusqu’à midi, heure à laquelle je retrouve K. pour les préparatifs du déjeuner que nous prenons ensemble dans le salon. Elle me tient au courant des progrès accomplis dans sa gommette, et quand elle me demande ce que j’ai fabriqué de mon côté, je mens, je dis que j’ai travaillé sur une traduction, ou que j’ai lu un livre, ou que j’ai écouté une émission à la radio, et je vais même jusqu’à prétendre avoir aimé ou détesté le livre ou l’émission, avoir travaillé dur ou facilement ! Je suis assez doué pour les mensonges. Je crois qu’elle ne se doute de rien. Il ne faut pas qu’elle sache à quoi j’occupe ces matinées, elle s’inquièterait peut-être et la situation est déjà suffisamment difficile. Plus tard, quand nous pourrons sortir, je lui raconterai tout, mais pour l’instant il ne faut pas. Il ne faut pas briser l’équilibre fragile de notre petit rectangle.