Extrait d'« Un doute absurde »,
un texte paru dans le recueil 
Comment ça commence
à l'occasion des rencontres Meeting nº 17





Les témoignages et les éléments de preuve ont beau s’accumuler, je n’arrive toujours pas à croire très fermement au fait qu’une maison d’édition a publié mon premier livre. J’ai bien reçu mes exemplaires d’auteur (que j’ai palpés, feuilletés et reniflés avec circonspection), j’en ai vu quelques autres en librairie, j’ai étudié aussi diverses photos de l’objet prises par des inconnus sur les réseaux sociaux, j’ai lu, je crois, tous les articles portant sur le contenu du livre (avec une avidité écœurante – moi qui m’étais promis de vivre mes quinze minutes de sous-célébrité avec sérénité et détachement), j’ai même été invité à le présenter devant de petits auditoires souvent très concentrés ici et là, signé plus d’une douzaine de dédicaces, mais rien n’y fait, ce doute absurde revient sans cesse. Il ne m’empêche pas de dormir, il ne me cause aucun problème de digestion, mais il est là, qui me travaille très subtilement, comme un termite égaré dans une pièce de bois un peu tordue.
Lorsque j’arrive à l’écarter, un autre doute surgit, ou plutôt un soupçon, moins radical, mais tout aussi inconfortable : je m’imagine que mes soi-disant éditeurs et toute l’équipe de la maison Verdier veulent se payer ma tête, que cette histoire n’est qu’une espèce de farce. Ils m’ont berné, me dis-je. Le contrat qu’ils m’ont fait signer est nul et non avenu. Quand je leur rends visite dans leurs bureaux, j’observe comme si de rien n’était autour de moi, à la recherche de caméras cachées entre les piles de livres. J’ai l’impression parfois d’entendre quelqu’un pouffer derrière une porte. Leur gentillesse, leur enthousiasme me semblent trop beaux pour être vrais. Et plus ils tentent de me convaincre de leur sérieux, plus ma méfiance grandit.
Dans le meilleur des cas, je me satisfais d’une troisième version des événements, un peu plus optimiste que les deux précédentes. Je pense tout simplement qu’il s’agit d’une erreur, ou d’un malentendu, d’un improbable concours de circonstances. Mes éditeurs ont lu entre les lignes du manuscrit quelque chose qui n’y était pas, pensé-je. Et ils me prennent moi-même pour quelqu’un d’autre. Je nourris d’ailleurs sans doute le quiproquo de bonne foi, puisqu’il m’arrive de croire que la publication du livre m’a effectivement transformé, qu’avec elle j’ai été délogé pour toujours de la place très tranquille que j’occupais jusqu’à présent. Alors qu’au fond, il est plus qu’évident que je n’ai pas bougé d’un pouce, que je suis resté rigoureusement la même personne, et même, si c’est possible, que je suis encore plus cette personne-là aujourd’hui que par le passé : une créature humanoïde à idées fixes, bourrée de croyances bizarres, butée et asociale, et lente d’esprit, et par-dessus tout hésitante, brouillonne et maladroite. (…)