Une idée de film sur la Réserve





De toutes les bibliothèques de la Ville de Paris, Europe est sans doute l’une des moins connues et des moins fréquentées. C’est aussi l’une des rares à n’avoir pas encore été rebaptisées d’après un homme ou une femme de lettres. Son nom, elle ne le tient pas d’un lien particulier avec le continent, l’Union, ou la déesse, mais de la station de métro voisine : elle aurait pu s’appeler Miromesnil, Villiers ou Saint-Augustin si elle s’était trouvée légèrement plus à l’ouest, au nord ou au sud, mais c’est ainsi, c’est du métro Europe qu’elle est la moins distante. Elle est située au rez-de-chaussée de la mairie du 8e et consiste en une pièce haute de plafond, spacieuse, pas très bien éclairée mais agréable. Depuis la rue on n’en voit presque rien, et elle n’est indiquée nulle part, sauf sur l’un de ces panneaux métalliques marron ou bleu foncé destinés aux piétons et qui passent facilement inaperçus. À Europe, les documents ne sont pas protégés par une puce antivol et il ne se forme jamais la moindre file d’attente devant le bureau de prêt. Pour la plupart, les visiteurs sont des retraités des alentours qui vont y lire Le Figaro ou L’Express, ou qui s’approvisionnent en livres à gros caractères. En ce qui me concerne, je ne prête pas attention aux collections locales : j’y passe seulement pour emprunter les livres de la Réserve centrale que je commande au préalable sur internet.

Bien que je travaille moi-même dans une bibliothèque depuis plusieurs années, je n’ai pas le moindre esprit corporatif et je m’efforce presque toujours de limiter au strict minimum l’interaction avec les employés. Celui à qui j’ai affaire le plus souvent, à Europe, n’est pas du genre à vouloir engager la moindre conversation. C’est un homme grand et maigre qui doit avoir 45 ans et qui a l’air triste, à moins que je ne confonde la tristesse et l’absence, ou la tristesse et la concentration. Contrairement à certains de ses collègues, il ne réagit pas lorsqu’il voit sur mon compte que j’ai, comme lui, le statut « ABIB » (la contraction d’« agents » et de « bibliothèques »). D’ailleurs, il ne regarde sans doute pas autre chose sur son écran que la date de retour de mes livres, qu’il m’annonce de manière claire et neutre : il ne s’intéresse ni à mes emprunts, ni à moi, et je lui en suis reconnaissant. Une fois mes livres enregistrés, je m’aventure dans les couloirs de la mairie jusqu’à ce que j’y retrouve la machine à café accessible au public. Les poignées de porte anciennes, les fenêtres en bois, le velours des banquettes et le parquet vernis respirent le soin et la propreté, et en hiver, il y fait délicieusement chaud. Il n’y a presque jamais personne, dans ces couloirs, et je n’y entends que le grincement des portes que j’ouvre et les craquements du parquet sous mes pas. Je m’assieds sur un banc et je bois mon café par à-coups tout en examinant mes livres. Presque tous les ouvrages de la Réserve centrale sont de vieux exemplaires dont les bibliothèques de prêt se sont débarrassés, soit pour faire de la place dans les rayons, soit parce qu’on les a remplacés par d’autres moins abîmés ou plus récents. Que ces livres soient précieux ou anciens m’indiffère. Par contre, j’aime y trouver les signes d’appartenance à la Réserve : à l’extérieur, sur le dos et la couverture, deux pastilles jaune ou jaune fluo, et à l’intérieur, un tampon rouge sur l’une des premières pages (pas forcément la page de titre), le plus souvent à côté du tampon de la bibliothèque d’origine rayé au stylo ou au feutre.

Le nom de « Réserve centrale » me plaît beaucoup et j’espère que personne, à la mairie ou ailleurs, n’a l’intention de le remplacer par celui d’un quelconque intellectuel. J’aime sa nature autoréférentielle (Europe est une bibliothèque, mais la Réserve centrale est la réserve centrale), sa qualité abstraite et les images qu’il me suggère, y compris celles d’un Paris transformé en une sorte de kolkhoze. En ce qui concerne le lieu lui-même, la Ville ne révèle presque rien sur son site internet. On y trouve la photo minuscule d’une rangée d’étagères, et en dessous, quelques indications rébarbatives sur la manière de procéder pour réserver un livre, suivies d’une poignée de chiffres. J’ai lu ailleurs, dans un article du Parisien daté du 15 avril 2006 (ma seule autre source d’information), que la Réserve « s’étend sur 1 500 mètres carrés », qu’elle se trouve rue Saint-Maur et que le sous-sol où sont entreposés les livres est « plus proche du parking que de la bibliothèque ». En 2006, l’équipe comptait moins de quinze personnes, dont l’une aurait confié à l’auteur de l’article : « On trouve de tout dans cette caverne d’Ali Baba ».

Si j’étais cinéaste et beaucoup plus entreprenant que je ne le suis, je m’empresserais de collecter des fonds et d’obtenir les autorisations d’usage pour faire un film sur la Réserve. Ce serait une œuvre dans la lignée du cinéma direct, ou plus précisément dans la lignée des films des frères Maysles (dans la lignée de Salesman, de Gimme Shelter) : on y suivrait sans commentaire, sans image superflue et tout au long d’une suite de plans subtilement enchaînés les employés pris dans leurs tâches de tous les jours : le traitement des réservations, le va-et-vient perpétuel dans les couloirs sous-éclairés, le couinement des chariots, du monte-charge, le balancement quasi imperceptible des étagères, le monde réduit à des symboles, des cotes, à des piles de vieux livres… Parfois, les bibliothécaires s’interrompraient dans leur travail pour expliquer telle ou telle chose, pour raconter une anecdote un peu obscure, pour faire une blague, et parfois non, on les verrait simplement absorbés, silencieux, ou perplexes et murmurant quelque chose pour eux-mêmes. Et le film recueillerait tous les indices de crispation, ou d’ennui, ou de plaisir, ou d’émotions plus délicates et flottantes que celles-là, et bien plus fidèlement reprises par des images que par des mots. Il montrerait les gestes quasi chorégraphiques des employés et donnerait à entendre la langue particulière de chacun d’eux. Et de nouveau, les livres, l’envoi des livres aux quatre coins de Paris et leur retour, la poussière, les néons qui grésillent, le rangement, l’équipement (les gros rouleaux de pastilles autocollantes, les tampons, les recharges d’encre rouge), le déjeuner au restaurant municipal, les réunions, les pauses, les pots de départ, les cartes postales des collègues en congé fixées sur un panneau en liège… À la toute fin du film, il y aurait un plan fixe, très long, un plan comme dans les films de Chantal Akerman, l’image vibrante mais figée d’un bureau déserté, et où ne résonneraient plus que la voix des journalistes de France Info ou les mouvements d’une symphonie diffusée sur Radio Classique, les bruits de la rue Saint-Maur, et en provenance d’un autre bureau, quelques paroles trop étouffées pour être comprises : une pièce à la fois vide, gonflée de présence et regorgeant de signes de vie, des signes que le micro et l’objectif attireraient jusqu’à eux comme des trous noirs.