Ce n’est pas compliqué, il est irrespirable. Mais comme il faut bien respirer, on en inspire et on s’en prend plein les poumons et on s’encrasse. Il faut bien respirer cet air du temps irrespirable.
Quand il n’y a pas les pandémies, il y a les guerres, quand il n’y a pas les guerres, il y a les mégafeux, quand il n’y a pas les mégafeux, il y a les nettoyages ethniques, quand il n’y a pas les nettoyages ethniques, il y a la fonte de la banquise, quand il n’y a pas la fonte de la banquise, il y a les morts noyés en mer, quand il n’y a pas les morts noyés en mer, il y a les Darmanin, comme des cerises pourries sur le gâteau.
Mais à vrai dire il y a toujours les Darmanin, les morts noyés, les guerres, les pandémies, ce n’est pas l’un ou l’autre mais tout ensemble et de tout temps, tout intriqué, et c’est pourquoi l’air a toujours été irrespirable. L’air de ce temps paraît encore moins respirable que l’air d’il y a vingt ans ou cent vingt ans, mais c’est probablement une illusion. Probablement qu’il y a vingt ans ou cent vingt ans, on pensait respirer un air tout frais, tout propre, un air qui nous semblait revigorant, et pourtant il y avait déjà les guerres, les Darmanin, la fonte de la banquise. Mais comme ça n’était pas intéressant, ça n’avait aucune importance, et donc ça n’entrait pas en ligne de compte et ça n’existait pas. Il suffisait de rester bien lové dans sa petite cabine, de respirer un air filtré, de prendre peut-être un comprimé ou deux le soir, de regarder vers l’horizon du bon côté, et tout semblait dans l’ordre et calme, et inspirant, et on pouvait s’imaginer qu’il en serait toujours ainsi. Mais de nos jours, il n’est pas très facile de faire comme si l’air était propre et frais, revigorant, et même dans un très beau compartiment de luxe avec des comprimés en masse et de toutes les couleurs, c’est comme si l’horizon s’était bouché et rapproché, comme s’il était en fond d’écran. Disons qu’il y a vingt ans ou cent vingt ans on respirait un air vicié sans le savoir, tandis que de nos jours on le respire et on le sait, qu’on le respire, et on respire quand même. Comment pourrait-on ne pas respirer ? On sait que nos poumons s’encrassent de tout cet air du temps qui est épouvantable. Rien que les mots qu’on lit nous collent désagréablement dessus comme de la graisse. Les Darmanin, les morts noyés, on n’en voit pas beaucoup en vrai, mais il suffit d’en lire les mots ou d’en voir les images pour qu’ils nous collent et nous habitent. Alors on ne peut pas leur fausser compagnie et on doit vivre en leur présence, toujours.
Il y a un gros gâteau qui est infect et qu’autrefois on pouvait ignorer parce qu’il y avait suffisamment de nourriture ailleurs, mais de nos jours il ne reste que lui, le gros gâteau infect qui nous étouffe, trop gras, trop écœurant, et au sommet toutes ces cerises pourries, les Darmanin, qu’il faut gober l’une après l’autre. On se retrouve à respirer un air nauséabond, avec ce gros gâteau qui pèse, qui ne passe pas, et tous ces mots et ces images qui collent et on se cogne de plus en plus dans nos petites cabines qui rétrécissent.
Voilà pour l’air du temps. Tout ça est un peu lourd et sombre et j’en suis le premier contrit. Je ne voudrais pas plomber l’ambiance. Moi qui aime tant les choses légères et la lumière, et la beauté, et les petits gâteaux crémeux qui font plaisir, pas écœurants du tout. Mais attention, ça ne s’arrête pas là.
Je vous écris d’un monde très sombre, mais lumineux. C’est comme la nuit en ville dans les toutes petites rues, il y a toujours quand même des choses qui brillent par terre, sur les trottoirs. Même dans les rues sans éclairage et les impasses et dans les coins, on peut les discerner très facilement. Ce sont des bris de verre et des bouts d’emballage, et un mégot tombé du ciel et parfois même une pièce ou deux et de l’urine de chien ou d’homme et un crachat qui n’est pas sec. Ce qu’il faut bien comprendre et garder en mémoire, c’est qu’il y a toujours eu et qu’il y aura toujours de la lumière, et qu’il y en a maintenant, y compris dans le monde plongé dans le brouillard épais de l’air du temps fétide qui est le nôtre, et même si elle est faible et froide et qu’elle ne compense rien et ne donne pas le moindre espoir, elle brille et fait briller les choses. Il y a toujours des choses que la lumière rencontre sur son chemin et fait briller, c’est l’un des phénomènes de base.
La lumière n’est pas belle en soi. La lumière ne rend pas plus tolérable un air qui nous fait suffoquer. La lumière ne délivre aucun message. La lumière n’est jamais en promotion. Pas même un rayon généreux de bonne lumière ne peut neutraliser les Darmanin. Il ne faut pas prêter à la lumière des qualités qui ne sont pas les siennes, mais simplement la regarder qui brille et bute contre les choses et les anime. Alors on aura toujours les poumons crasseux et la nausée et des cerises pourries coincées dans l’œsophage, mais au moins on verra les choses qui seront animées et on aura été nous-mêmes un peu en vie.
Je vous écris d’un monde que l’air du temps balaye de bout en bout, avec des courants d’air du temps qui font claquer les portes et les fenêtres et qui s’engouffrent partout, qui fouettent et qui désarticulent. Je vous écris d’une pièce que j’appelle mon bureau. C’est une pièce qui est petite et mon bureau à moi, provisoirement bien sûr mais pour de vrai, et j’y respire à fond cet air du temps malsain et j’y travaille, c’est d’ici que j’écris. Je peux tout vous décrire. Je peux vous dire ce qu’il y a sur les murs de mon petit bureau, sur les rayons de l’étagère Billy, sur le bureau (le meuble), au sol, sur le parquet, sur le rebord de la fenêtre, et ce qu’il y a dehors, derrière la vitre. Je pourrais vous parler de tout, tout en longueur, si j’en avais la place et le loisir. Des moineaux, du grillage, des buissons et des arbres, du ciel si gris, si blanc, et des déchets qui traînent entre les arbres, qui jonchent le sol informe. Sur toutes ces choses et d’autres, il y a de la lumière qui tombe de la manière la plus gratuite et non promotionnelle qui soit.
Je vous écris des phrases l’une après l’autre. Je suis dans mon bureau et je les frappe dans l’ordre et je vous les adresse. Il n’y a pas plus normal, plus simple que toutes ces phrases que j’ai frappées et que je frappe encore puisqu’elles sont assemblées avec des mots normaux eux-mêmes constitués de lettres standard qui sont disséminées comme au hasard sur le clavier, mais c’est un hasard familier, heureux, que je connais par cœur. On ne voit pas les touches mais on appuie dessus et c’est bien elles. D’abord il y a comme un propos qui monte, alors les mots s’enchaînent et donc les doigts sans réfléchir, sans regarder, se précipitent et on retrouve les mots déjà rangés, et le propos prend forme. C’est ce qui s’est passé ici depuis le tout début.
Il n’y a pas moyen de se débarrasser des mots qui collent, mais on peut en trouver qui ne collent pas, ou moins. Les mots, les phrases qui ne collent pas sont de petits bols d’air, d’un air qui n’est pas de ce temps. Les mots, comme la lumière, ne sont pas beaux en soi et ne font pas changer les choses, mais ceux qui ne collent pas, comme la lumière, éclairent et butent contre les choses et peuvent les rendre ainsi potentiellement changeantes. Les mots peuvent ou bien renforcer les choses et les rapports entre elles, ou bien rendre les choses et les rapports fragiles, illégitimes. Il y a comme un rapport de force entre les mots, de part et d’autre, puisque si l’air du temps est saturé des mots qui légitiment, il y a toujours quand même ici et là si on tend bien l’oreille des mots qui ont un air intempestif.
Il faut déjà conclure et donc, si je résume, il n’y a pas d’autre air que l’air du temps qui est toujours partout pestilentiel, on en a les poumons tout sales et on le sait. Les mots qui ne collent pas et la lumière ne peuvent à peu près rien contre cet air irrespirable, mais ils éclairent les choses. Chacun fabrique ce qui lui chante avec les choses qui sont illuminées. C’est ce qui fait la consistance d’une vie et tout son charme.