Quatre histoires parmi pas mal d’autres
Histoire du soleil
Le soleil est une boule. Le soleil est une boule de lumière. Le soleil est une boule de lumière chauffante. Ce qu’il y a de plus beau, c’est de s’asseoir dehors devant lui au début du printemps et de se faire lentement réanimer. Les coucher et lever de soleil sont également très beaux, mais pas aussi revigorants. Quoi de plus triste qu’une semaine entière sans soleil ? Quoi de plus misérable qu’un mois d’hiver entier sans presque aucune apparition de la boule de lumière chauffante ? Le soleil distribue gratuitement ses rayons, n’attend rien en retour. Il lui plaît de briller ainsi pour rien du tout, car il n’y a pas de transaction pour lui, pas de profit possible. On sait que presque toutes les plantes raffolent de cette lumière gratuite et un peu jaune qui pleut sur elles par beau temps. Elles en font quelque chose d’utile et d’agréable qui les motive, les pousse, jusqu’à ce qu’elles deviennent parfois de grands et beaux buissons ou de beaux arbres, ou des fleurs merveilleuses avec pétales, pistil, etc. Sur le sommet des arbres, qui est la cime, les rayons tombent toujours très facilement car il n’y a pas d’obstacles entre le ciel et eux. La cime des arbres baigne dans la lumière.
Histoire du passé
Le passé commence à l’instant où j’écris ces lignes. Le passé grandit à vue d’œil. Dans le passé, le bleu était bleu, le vert vert, mais aujourd’hui ce vert est jaune ou rouge, ce bleu est gris cendre. Tout ce qui vivait autrefois dans le passé ne vit plus, et pourtant semble vivre encore par instants. Le passé tient dans une toute petite boîte. La boîte n’a rien d’un coffre-fort. C’est une boîte simple et légère, comme une boîte à chaussures. On soulève le couvercle et le passé est là. Dans cette boîte ordinaire, banale, insignifiante, le passé gît enroulé sur lui-même, comme un serpent qui dort dans une boîte à chaussure. Le passé contient tout jusqu’à maintenant : ancêtres, inventions, animaux préhistoriques, personnages célèbres, révolutions prolétariennes, Blitzkriege. Les vainqueurs et les vaincus se retrouvent dans la boîte. Les victimes et les bourreaux. Les fougères d’il y a des millions d’années, les anciennes méduses. Il est drôle de penser parfois que le présent, tout le présent dépend de cette petite boîte, du serpent lové. On peut tout bien ranger par date et découper de jolies périodes, mais l’ordre ne règne pas pour autant. Le passé recouvre une montagne de morts, à vrai dire tous les morts morts depuis le commencement du temps. Le passé comprend toutes les fleurs qui ont jamais poussé : fleurs de champs, de montagne, fleurs de désert. Tout ce qui tombe ou chute dans le passé n’en revient pas, n’en peut pas revenir, le serpent lové maintient tout jalousement sous ses écailles. Il existe une maladie du passé, qui est que le passé devient une obsession, cause de chagrin et de mélancolie. Je conseille toujours à mes amis de ne pas trop penser au passé. Je leur explique la boîte, le serpent lové, le processus irrémédiable. Je veux qu’ils s’en détournent et profitent avec moi du moment présent.
Histoire de la personne
Une personne est un être humain vivant qui a une personnalité. Une personne est quelqu’un de bien précis, avec identité, histoire, parcours professionnel. Une personne accumule des tranches de vie. Une personne parle quand on lui adresse la parole. Elle peut répondre et raconter ou plaisanter, exagérer, mentir, passer du coq à l’âne. Les personnes sont généralement belles du fait d’avoir une histoire si précise. Certaines personnes se plaisent à raconter leur propre histoire, mais d’autres sont très pudiques. Il existe des personnes qui, bien que sachant parler, sont incroyablement taiseuses. Il y a comme un souci qui les taraude, qui ne trouve pas son expression dans le langage. Et plus ce souci les taraude, plus ces personnes se taisent. Elles peuvent terminer leur vie dans un grand silence. Mais la plupart des personnes aiment et veulent parler, échanger avec d’autres personnes (et aussi les sentir et les toucher). On sait que sans autre personne autour, une personne ne pourrait pas être une personne. Ce sont les autres personnes qui font la personne, en premier lieu les personnes parentes. Les personnes sont petites ou grandes, épaisses ou fines, peu importe. Les personnes âgées ont des cheveux gris, blancs, marchent difficilement, rayonnent. Les personnes de contact sont des personnes spéciales qui sont des interlocuteurs. Les personnalités, des personnes connues et importantes. Une personnalité est une personne avec une personnalité mais qui, en plus, est célèbre. Nous connaissons tous des personnalités, car elles ont la faculté d’apparaître souvent, partout. La vie d’une personne se divise en trois phases. Première phase : enfance de la personne. La personne se construit avec l’assistance des personnes parentes. Sa personnalité se dessine, autrement dit on voit se développer ses goûts, ses préférences. Les petites personnes ont déjà des traits de caractère qui ne les quitteront plus. Deuxième phase : la personne devient à proprement parler une personne. Elle parle, participe, vaque à des occupations, a des droits et des devoirs. C’est la plus longue phase, qui comprend les études, la remise de diplôme, l’entretien d’embauche, le travail, la validation des acquis, la carrière professionnelle. La personne reste généralement ce qu’elle est, ne bouge plus trop. Mais on a vu des personnes tout chambouler en pleine deuxième phase, devenir une autre personne. On a vu des personnes rebondir du fond d’un trou, ou au contraire chuter, alors qu’elles étaient au faîte de leur existence. Au cours de la deuxième comme de la première phase, la personne rencontre de nombreuses autres personnes. Certaines la laissent indifférente tandis que d’autres l’intriguent, l’attirent ou l’impressionnent. Ainsi la personne se lie d’amitié ou d’amour avec d’autres personnes et se construit son entourage, qui est pour ainsi dire un paysage fait de personnes. Une personne peut même décider de s’unir à une autre personne si l’autre aussi est d’accord. Troisième phase : fin de vie de la personne. La longueur est variable. Des personnes ont déjà vécu jusqu’à 110, même 120 ans (!). La troisième phase est généralement calme et de plus en plus calme. La personne s’est calmée, a pris sa retraite, se retire. Elle peut s’occuper de ses petites personnes parentes si elle en a, d’animaux, d’un jardin, elle peut entreprendre de petits projets. Elle peut même se passionner pour quelque chose qui, au cours de la deuxième phase, l’indifférait absolument. Elle rayonne doucement sur son fauteuil, sur son banc, sur son siège dans l’autobus. La plupart des personnes craignent la fin de la troisième phase, car ce qui suit est inconnu. À la fin de la troisième phase, la personne disparaît. On ne peut plus parler à la personne. On a beau s’adresser à elle pendant des jours ou des années, c’est le silence radio. Alors commence le post-scriptum de la vie de la personne, qui est que la personne existe encore en quelque sorte dans le récit de l’entourage. On ne peut plus parler à cette personne, mais on peut parler d’elle à l’infini. De toute façon la personne ne reviendra pas. Mais elle devient un personnage et se métamorphose dans les récits. Ainsi plusieurs personnes peuvent ne pas s’accorder sur la nature de la personne disparue dont elles parlent. Une personne qui a terminé sa vie ne revient jamais sur ses pas. Le chemin est unidirectionnel. La fin de vie de la personne est toujours grave pour les personnes qui la connaissent.
Histoire de la polysémie
On sait que les mots ont un sens, mais il n’est pas facile de les utiliser toujours et tous dans le bon sens. Il existe des mots ayant sept ou huit (!) significations différentes. Je n’ai pas d’exemple en tête, mais c’est avéré. Certains mots ont un seul sens bien clair et sont faciles à dire. Je pense à « hirsute », « autotélique », « vacuole ». Ce sont les mots précis qui sont les plus sûrs. Les mots vagues sont utiles, mais génèrent du risque (« ami », « repas », etc.). Puisque des personnes différentes portent le même prénom, ce type de mots n’est pas sûr. De quel Jérôme, de quelle Julie parle-t-on ? Plus un nom de famille est rare, plus il est sûr (« Puts-Sarthoulet », « Podicadou-Selly », etc.). Les noms de pays sont plutôt sûrs, mais comme les guerres peuvent entraîner la modification ou la disparition d’un pays, il faut rester attentif. C’est une sorte de travail. On vérifie sans cesse qu’on dit bien ce qu’on veut dire au moyen d’un coup d’œil sur le réel. Si la chose et le mot concordent, on a trouvé le terme adéquat. C’est le relâchement de ce contrôle qui produit parfois des contresens ou des erreurs fâcheuses. « Fâcheux » est un mot sûr et facile à utiliser. Les mots qui ont plus d’un sens doivent être maniés avec précaution pour éviter les malentendus. Je pense à « fève » (dans la cosse ou la galette ?), « air » (que je respire ou entends ?) , « rouge » (couleur ou communiste ?). Sans compter que de nombreux mots se prononcent de manière identique (« lit », « lie », « Lee ») ! Parler entraîne donc presque nécessairement des troubles. On ne comprend pas bien ce que l’autre veut dire, même s’il ou elle répète. Comment pourrait-on exiger des mots qu’ils soient bien stables et désignent toujours partout exactement la même chose ? Les torsions causées par l’espace et le temps sont innombrables. Même un mot limpide et inoffensif en apparence, même un mot composé de trois petites voyelles comme le mot « eau » ne signifie pas toujours partout exactement la même chose (« eau » douce ? « eau » salée ? froide ou chaude ? pétillante ?). On prend appui sur le contexte. On examine la place du mot dans la phrase, on détermine le ton de la personne, si la personne est taquine ou grave ou impatiente. Mais il ne faut pas pour autant regarder de trop près les mots, car leurs significations se subdivisent à l’infini. Un rapport sain au langage implique une légère nonchalance.