Premières pages du Chant du merle humain,
à paraître en mars 2025 aux éditions Verdier





Quand j’ouvre un livre, ce n’est pas moi qui lis. Mes mains s’affairent avec les pages, mes yeux s’agitent, il y a du temps qui passe et à la fin je referme le livre et j’ai tout oublié. Je n’ai jamais su raconter un livre. À la rigueur je me souviens de la bibliothèque où je l’ai emprunté ou de la librairie où j’en ai fait l’acquisition, ou de la rue où il traînait par terre ou sur un banc avec des magazines, ou de l’amie, ou de l’ami qui m’en a fait cadeau. Il n’y a pas très longtemps, par exemple, un ami m’a offert un livre, je l’ai ouvert mais ce n’est pas moi qui l’ai lu. Comme à chaque fois mes mains ont su s’y prendre, j’ai fait tourner les pages au moment adéquat, j’ai lu de gauche à droite, de haut en bas, et j’ai marqué toujours une petite pause quand il y avait un point et la moitié d’une petite pause pour les virgules. Mes yeux ne se sont pas posés pour de bon sur les mots, ils ont comme à chaque fois cabriolé dessus, ils les ont reconnus et négligés, ils se sont détournés encore, encore, jusqu’à la dernière page. C’est à ce moment-là seulement que j’ai repris conscience en quelque sorte. Je suis resté longtemps un peu abasourdi devant les deux ou trois pages blanches après la fin du texte et les indications concernant l’imprimeur. La date de l’impression avait un air étrange, car elle était écrite en lettres et non en chiffres. Ensuite à mon ami j’ai seulement pu bredouiller quelque chose de vague, ce n’est pas moi qui ai parlé. C’est un ami précieux, qui m’offre presque toujours les meilleurs livres, je veux dire ceux qui me conviennent le plus, même si comme je l’ai dit ce n’est pas moi qui lis à proprement parler. Chez cet ami précieux, il y a des piles de livres par terre tout autour de son lit, des piles de livres de part et d’autre de son bureau, des piles de livres contre les murs. Les piles sont aussi hautes que de petits enfants, ce sont en quelque sorte tous ses enfants à lui qui se tiennent là comme une famille nombreuse. Il y a des cartes postales et des photos et des brochures aux murs qui sont toujours du meilleur goût, et le café de mon ami est toujours excellent, et il y a toujours des bouteilles de liqueur étonnantes dans sa petite cuisine, derrière son micro-ondes, mais avant tout, par-dessus tout, ce qu’il faut dire, c’est qu’il y a systématiquement une bonne odeur chez lui, chez mon ami, mais pas trop forte, je n’ai jamais compris d’où elle sortait ni de quoi elle était l’odeur. Disons qu’il s’agit d’une odeur plutôt boisée, je n’ose pas dire de patchouli, mais très légère, on la remarque à peine. Généralement je me présente chez lui, nous nous saluons, nous rions parce que nous sommes surpris de nous voir l’un en face de l’autre même si nous nous sommes donné rendez-vous au préalable. Je le suis dans l’obscur petit couloir qu’il y a derrière la porte d’entrée de son petit appartement, nous arrivons dans la petite pièce principale où mon ami travaille ou dort, ne travaille pas, reçoit ses invités, je reconnais l’odeur boisée, je note les déplacements discrets des piles de livres depuis ma visite précédente et je regarde encore une fois les belles images aux murs, et j’écoute mon ami qui a toujours déjà tant de choses à me dire, et je comprends alors de manière très claire et distincte encore une fois en l’écoutant qu’il y a un don pour le récit, que mon ami possède ce don, et par contraste je réalise une fois encore que mon talent à moi consiste à écouter. Je ne veux pas me vanter, mais je suis doué dans le domaine de l’attention, et en particulier dans le sous-domaine de l’attention auditive, et plus spécifiquement encore dans le champ de l’écoute humaine. On me l’a souvent signifié, d’ailleurs, on me le signifie encore. Souvent au beau milieu d’un long récit, comme entre parenthèses, alors que j’écoute avec zèle comme je le fais toujours en regardant tantôt l’œil gauche, tantôt l’œil droit, tantôt le haut du nez de la personne qui parle, en signalant de mon côté par des mouvements faciaux légers que je comprends le sens des mots, des phrases et que je suis toujours, du verbe suivre, au beau milieu mon interlocutrice, si c’est une interlocutrice, ouvre sa parenthèse pour dire, fâchée en apparence mais pas en vrai, que c’est toujours pareil, qu’avec moi elle parle toujours sans fin à cause de cette manière que j’ai de l’écouter, absurde, intransigeante, alors je ris car j’aime quand mes amis font mine d’être en colère. En revanche on ne m’a jamais signifié que je racontais bien, c’est pourquoi je m’abstiens généralement de me lancer dans cette voie-là. On m’y oblige parfois bien sûr (« Et toi, comment vas-tu, où en es-tu ? »), mais alors je m’efforce d’exposer rapidement les faits dans l’ordre, à la limite je donne trois ou quatre petits détails pour faire plaisir, puis je secoue la tête, je fronce un peu les yeux et au moyen d’une observation innocente ou d’une question futile je replonge dans mon élément, j’y nage, je m’épanouis. Je suis je crois sans me vanter un génie de l’écoute, je peux saisir et apprécier tout à la fois les sons, les significations et le langage du corps, toutes les combinaisons possibles, et je sais rester concentré pendant des heures, garder pendant des heures une attention aiguë, entière, dédiée à l’interlocuteur, si c’est un interlocuteur. Ce que j’ai découvert, c’est que pour écouter à fond il ne faut pas parler, tandis que pour parler il faut disons aussi écouter à moitié ou aux trois quarts, mais pas à fond, car alors on s’oublie et il n’est plus possible de réagir puisqu’on n’existe plus. Comme il n’y a plus alors de siège pour les pensées, comme on n’existe plus, les pensées ne sont plus rangées, on se retrouve avec toutes les idées qui coulent.

Chez cet ami qui m’offre les meilleurs livres, nous avons l’habitude de boire une quantité d’alcool un peu sérieuse comme si de rien n’était, tout en parlant et tout en écoutant nous descendons d’abord une belle petite bouteille, ensuite une autre petite bouteille tout aussi belle, ensuite vient le repas, toujours parfait, très simple, puis l’excellent café, puis vient le moment des liqueurs qui annonce la dernière partie de la soirée, qui est la séquence la plus douce et la plus élastique. Je remarque à chaque fois que mon ami ne semble pas le moins du monde affecté par l’alcool, il articule comme au départ, ses yeux pétillent toujours autant et il a l’esprit vif, il passe encore avec agilité d’une chose à l’autre, il file ses métaphores et fait des plaisanteries qui ne sont pas du tout stupides, comme c’est rarement le cas quand on est imbibé d’alcool. Moi-même l’alcool me rend particulièrement bête, quand j’en suis imbibé je ne trouve plus mes mots, même si je ne dis rien je ne trouve plus les mots pour ne rien dire, tout fuit et je m’égare, mais je ne cesse pas d’écouter. L’alcool m’égare et m’abêtit, mais j’écoute avec toujours autant d’attention et toujours aussi loin, trop loin peut-être. Après les deux bouteilles et les liqueurs j’écoute obstinément les mots et le silence entre les mots, s’il y a de la musique je l’écoute elle aussi (s’il y a de la musique chez mon ami, elle est toujours irréprochable), et les voisins tard dans la nuit qui rentrent chez eux en trébuchant et qui se trompent de porte et qui n’arrivent pas à rentrer la clé dans la serrure, et le ressac de la liqueur dans le tout petit verre, mais je ne perds pas le fil, si le récit est bon il y a toujours un fil et je m’agrippe à lui, d’une main je bois les petits verres de liqueur d’abricot, de quetsche, de mirabelle, de l’autre je tiens très fermement le fil, c’est même peut-être la dernière chose que j’ai en main à l’aube, quand je m’avoue vaincu. À l’aube je rassemble toutes mes forces et je balbutie des excuses, car je tombe de sommeil, je fonds, je me disloque, et mon ami toujours très vif doit s’interrompre, surpris. Je me retrouve dans le petit couloir obscur, sur le palier, je serre mon ami dans mes bras. Comment fait-il pour avoir l’air si frais à l’aube ?